jeudi 15 septembre 2011

Etat interventionniste et question sociale doivent être au centre du projet de la gauche européenne (Tony Judt III)



Les perdants de l’économie ont un grand besoin de l’Etat et intérêt à ce qu’il existe, notamment parce qu’il leur est difficile de s’imaginer ailleurs. Puisque la gauche politique, par convention et par affinité élective, est surtout incitée à conquérir le soutien de cet électorat (et a intérêt à le faire si nous voulons éviter une réédition sélective des années 1930), les faiblesses actuelles - et elles sont sérieuses - de la gauche européenne inspirent plus qu’une préoccupation éphémère. [...]

Depuis le déclin du prolétariat industriel, et ce, de façon accélérée avec la fin de l’Union soviétique, la gauche occidentale a été dépossédée de sa représentation, de son projet et même de son histoire - le « grand récit » à partir duquel tous les projets de la gauche radicale ont été écrits, qui donnait sens à leurs programmes et expliquait leurs revers. [...]



Le véritable problème auquel sont confrontés les socialistes européens (j’emploie le terme pour sa valeur descriptive, dans la mesure où il est maintenant dépouillé de toute charge idéologique) n’est pas leurs préférences politiques, prises individuellement. La création d’emploi, une Europe plus « sociale », des investissements publics dans les infrastructures, des réformes éducatives et autres propositions du même genre sont louables et incontestables. Mais rien ne relie ces mesures ou proposition dans un récit politique ou moral commun.

La gauche n’a aucune idée de ce que signifierait son propre succès politique s’il s’avérait ; elle n’a aucune vision précise de ce que serait une bonne, ni même une meilleure société. En l’absence d’un tel projet, être à gauche, ce n’est jamais qu’être en état de protestation permanente. Et dans la mesure où il n’est pas de motif plus propice à la protestation que les dégâts introduits par un changement rapide, être à gauche, c’est être un conservateur. [...]



Dans ces circonstances, la dangereuse illusion d’un centre radical ou d’une « Troisième Voie » a bien pris. Comme le slogan des socialistes français de 1997 - « Changeons d’avenir »-, le « centrisme radical de Tony Blair est un récipient vide, tintant bruyamment et avantageusement dans l’espace vide du débat politique européen. [...] Bien sûr, il y a des avantages politiques à être au centre. En temps normal, c’est là que l’on recherche les réserves de votes qui assurent la victoire dans n’importe quel système représentatif binaire.

Mais si le temps devient un peu moins normal, comme cela semble de plus en plus probable, le centre sera rapidement évacué en faveur d’options plus extrêmes. [...]



It's a free world de Ken Loach (2007)


(La gauche européenne) doit remettre l’ouvrage sur le métier et se poser les questions suivantes : quelle sorte de progrès social est à la fois souhaitable et envisageable dans les circonstances internationales présentes ? Quelles sont les politiques économiquement correctes qui sont nécessaires pour mener à bien un tel objectif ? Et quels arguments seront assez convaincants pour pousser les gens à voter pour voir ces politiques mises en œuvre ?[...]



Certains membres de la gauche européenne se sont accrochés à l’idée de protéger les exclus, mais ils ne les pensent qu’en terme d’exclusions : ils sont les exclus de la norme, qui reste celle de travailleurs à plein temps, salariés, socialement intégrés. Ce qu’il leur faut comprendre, c’est que les hommes et les femmes qui ont un emploi précaire, les immigrés qui n’ont que peu de droits, les jeunes sans perspective de travail à long terme, les sans-abri et les mal-logés toujours plus nombreux, ne sont pas un problème marginal qui demande à être pris en main et résolu, mais représentent quelque chose de véritablement fondamental.

Il y a là, en conséquence, un rôle à tenir pour l’Etat : intégrer les conséquences sociales du changement économique, sans se contenter de fournir une atténuation compensatoire minimum. [...]

C’est dans l’intérêt de la société d’avoir un secteur productif privé florissant, oui. Mais ce dernier doit apporter les moyens d’exister à un secteur de service public dynamique dans les domaines où l’Etat est le mieux placé pour fournir le service, ou bien où la rentabilité économique n’est pas le critère de performance le plus approprié. [...]


Le recul de l’Etat dans les domaines de l’immobilier, le secteur médical, ou les allocations familiales - autant de coupes budgétaires qui semblèrent avoir un sens démographique, économique et idéologiques quand elles furent introduites dans les années 1970 et 1980 - paraissent maintenant être des facteurs de division sociale périlleux, quand ceux qui en ont besoin n’ont accès à aucune autre ressource. [...]



Si la gauche pouvait démonter qu’elle dispose d’un ensemble de principes généraux qui guident ses choix en termes de distribution des ressources et services, et que ces principes ne fussent pas purement et simplement la défense opiniâtre du statu quo, tirant le meilleur parti du mauvais boulot d’un autre, elle aurait franchi une étape considérable. [...]



La tâche de la gauche dans les années à venir  sera de plaider à nouveau en faveur de l’intervention de l’Etat, de montrer pourquoi la leçon, pour le XXIe siècle, n’est pas que nous devrions retourner, autant que possible, au XIXe.






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